10
Le poids des responsabilités
d’un roi

 

 

Les chevilles entravées par des chaînes, le halfelin était suspendu à l’envers au-dessus d’un chaudron rempli d’un liquide bouillant. Ce n’était pas de l’eau mais quelque chose de plus sombre. Vaguement teinté de rouge, apparemment.

Du sang, peut-être…

La manivelle grinça et le halfelin descendit de quelques centimètres supplémentaires. Son visage était déformé et sa bouche grande ouverte, comme s’il hurlait.

Aucun son ne se faisait toutefois entendre, à l’exception des grincements de la manivelle et du rire cruel du bourreau invisible.

Le décor brumeux oscilla et la manivelle apparut, lentement actionnée par une main unique qui ne semblait rattachée à aucun corps.

Une pause survint dans la descente.

Puis la gorge diabolique libéra une dernière fois son rire. La main s’agita soudain et fit tourner la manivelle.

Un cri perçant retentit. Un cri d’agonie… Un cri de mort…

 

***

 

La sueur piqua les yeux de Bruenor avant qu’il les ouvre totalement. Il essuya l’humidité qui recouvrait son visage et secoua la tête afin de s’ôter de l’esprit ces terrifiantes images puis concentra ses pensées sur son environnement.

Il se trouvait à la Demeure au Lierre, dans un lit confortable, lui-même disposé dans une chambre tout aussi confortable. Les bougies qu’il avait récemment installées se consumaient lentement mais ne lui avaient été d’aucune aide ; cette nuit avait ressemblé aux précédentes : un nouveau cauchemar.

Bruenor roula sur le côté et se redressa en position assise sur le bord du lit. Tout était en place. L’armure de mithral et le bouclier doré étaient posés sur une chaise à côté de l’unique table de la pièce. La hache dont il s’était servi pour se frayer un chemin hors du repaire des duergars était appuyée contre le mur, non loin du cimeterre de Drizzt, tandis que deux couvre-chefs avaient été placés sur le meuble ; le casque, cabossé, à une corne, qu’avait porté le nain lors de ses aventures au cours des deux derniers siècles, ainsi que la couronne royale de Castelmithral, parée d’une rangée d’un millier de pierres précieuses étincelantes.

Cependant, aux yeux de Bruenor, tout n’était pas en place. Il jeta un regard en direction de la fenêtre et vit les ténèbres de la nuit. Il ne discerna rien de plus que le reflet de la pièce éclairée par les bougies, la couronne et l’armure du roi de Castelmithral.

Cette dernière semaine avait été chargée pour Bruenor. Les journées avaient été marquées par l’agitation du moment, les discussions au sujet des armées en marche depuis la citadelle d’Adbar et du Valbise, en vue de reconquérir Castelmithral. Les épaules du nain le lançaient, tant il avait reçu de bourrades de la part des Harpell et des autres visiteurs du manoir, tous impatients de le féliciter d’avance pour son prochain retour sur le trône.

Pourtant, Bruenor avait traversé ces derniers jours d’un air absent, jouant le rôle qu’on lui avait imposé sans qu’il l’apprécie réellement. Il était temps de se préparer aux aventures dont il avait tant de fois rêvé depuis son exil, près de deux siècles plus tôt. Le père de son père avait été roi de Castelmithral, comme son père avant lui, et ainsi de suite jusqu’à la naissance du clan Marteaudeguerre. Le droit d’aînesse de Bruenor exigeait qu’il mène les armées, reprenne Castelmithral, et s’assoie sur le trône auquel il était destiné depuis sa naissance.

Toutefois, c’était précisément dans les tunnels de l’ancien bastion nain que Bruenor Marteaudeguerre avait pris conscience de ce qui comptait véritablement pour lui. Lors de la dernière décennie, quatre compagnons très particuliers étaient entrés dans sa vie, et aucun d’eux n’était un nain. L’amitié que ces cinq-là avaient forgée était plus grande qu’un royaume nain et plus précieuse pour Bruenor que tout le mithral du monde. L’accomplissement de ses rêves de conquête lui semblait dénué de sens désormais.

Les heures de la nuit tenaient désormais son cœur et son esprit en haleine. Les cauchemars, jamais les mêmes mais s’achevant tous sur la même épouvantable conclusion, ne s’effaçaient pas à la lueur du jour.

— Encore un autre ? dit une voix douce depuis la porte. Bruenor regarda par-dessus son épaule et vit Catti-Brie qui l’observait. Il savait qu’il n’avait pas à répondre. Il baissa la tête et se frotta les yeux.

— Toujours à propos de Régis ? demanda la jeune femme en s’approchant.

Bruenor entendit la porte se refermer dans un chuintement.

— Ventre-à-Pattes, corrigea Bruenor à voix basse. (Il s’était servi du surnom dont il avait affublé le halfelin qui était son meilleur ami depuis près d’une décennie, avant de remonter ses jambes sur le lit.) Je devrais être avec lui ! Ou au moins avec le drow et Wulfgar, à sa recherche !

— Ton royaume t’attend, lui rappela Catti-Brie, désirant davantage dissiper sa culpabilité que changer son opinion à propos de l’endroit où il aurait dû se trouver – d’autant plus qu’elle partageait la même. Tes cousins du Valbise seront ici dans un mois et les armées d’Adbar dans deux.

— Oui, mais nous n’pourrons pas nous diriger vers l’castel avant la fin de l’hiver.

Catti-Brie regarda autour d’elle afin de trouver un sujet susceptible de dévier le cours de cette conversation angoissante.

— T’la porteras bien, dit-elle avec chaleur en désignant la couronne ornée de joyaux.

— Laquelle ? rétorqua Bruenor d’un ton coupant.

Catti-Brie avisa le casque couvert de bosses, si pitoyable à côté de la couronne majestueuse, et faillit rire. Mais quand elle se tourna vers le nain, elle vit qu’il regardait le casque d’un air grave, et elle comprit qu’il ne plaisantait pas. C’est à cet instant que Catti-Brie se rendit compte que son père attachait infiniment plus d’importance à son casque qu’à la couronne qu’il était destiné à porter.

— Ils sont à mi-chemin de Portcalim, dit-elle éprouvant de la compassion pour les désirs du nain. Peut-être encore plus près du but.

— Oui, et peu d’navires quitteront Eauprofonde avec l’hiver qui approche, grommela Bruenor, la mine sombre.

Il n’avait fait que répéter l’argument que sa fille avait invoqué lors de sa seconde matinée à la Demeure au Lierre, lorsqu’il avait évoqué pour la première fois son envie de rejoindre ses amis.

— Nous avons un million de choses à préparer, insista Catti-Brie, qui persistait à prendre un ton enthousiaste. L’hiver passera vite et nous aurons récupéré le castel à temps pour le retour de Drizzt, Wulfgar et Régis.

Le visage de Bruenor ne se radoucit pas. Ses yeux n’avaient pas quitté le casque abîmé mais son esprit vagabondait au-delà de sa vision, dans le décor fatidique du Défilé de Garumn. Il avait au moins fait la paix avec Régis avant qu’ils soient séparés…

Les souvenirs de Bruenor s’évanouirent brusquement, puis il lança un regard ironique à sa fille.

— Tu penses qu’ils pourraient être revenus pour la bataille ?

Catti-Brie haussa les épaules. Cette question l’étonna. Elle devinait que son père pensait à autre chose que le simple fait de se battre aux côtés de Drizzt et Wulfgar pour la conquête de Castelmithral.

— Oui, s’ils reprennent aussitôt le chemin du retour, dit-elle. Ils sont capables de franchir une grande distance sur les terres du Sud, même en hiver.

Bruenor bondit de son lit et se précipita vers la porte, en se saisissant au passage du casque à une corne, qu’il enfila sans s’arrêter.

— Au milieu de la nuit ? dit Catti-Brie, abasourdie.

Elle se lança aussitôt à sa poursuite dans le couloir.

Bruenor ne ralentit pas une seule fois. Il se rendit directement à la porte de la chambre de Harkle Harpell et y frappa suffisamment fort pour réveiller tous les occupants de cette aile du manoir.

— Harkle ! rugit-il.

Catti-Brie savait qu’il était inutile d’espérer le calmer, aussi se contenta-t-elle d’adresser des mimiques d’excuse à chaque tête curieuse qui surgissait dans le couloir pour jeter un coup d’œil.

Enfin, Harkle, une bougie à la main et uniquement vêtu d’une chemise de nuit et d’un bonnet surmonté d’un pompon, ouvrit la porte.

Bruenor se glissa dans sa chambre, Catti-Brie sur ses talons.

— Peux-tu me faire un chariot ? demanda le nain.

— Un quoi ? lâcha Harkle en bâillant et en essayant en vain de sortir de son sommeil. Un chariot ?

— Un chariot ! s’écria Bruenor. De feu ! Comme celui avec lequel Dame Alustriel m’a déposé ici ! un chariot de feu !

— Eh bien…, bégaya Harkle. Je n’ai jamais…

— Peux-tu le faire ? trépigna Bruenor, qui n’avait pas la patience à cet instant d’écouter un discours confus.

— Oui… euh… Peut-être, déclara le magicien avec autant d’assurance qu’il le pouvait. À vrai dire, ce sort est la spécialité d’Alustriel. Personne n’a jamais…

Il s’interrompit, conscient du regard désappointé que lui lançait Bruenor. Le nain se tenait droit, un talon dénudé planté dans le sol, ses bras noueux croisés sur le torse et les doigts boudinés d’une de ses mains tapotant impatiemment le biceps opposé.

— Je m’entretiendrai avec la dame dans la matinée, lui promit Harkle. Je suis certain que…

— Alustriel est encore ici ? le coupa Bruenor.

— Eh bien, oui, elle est restée pour quelques…

— Où est-elle ?

— Dans le manoir.

— Quelle chambre ?

— Je te conduirai à elle demain mat…, commença Harkle.

Bruenor agrippa la chemise de nuit du magicien et le tira au niveau de ses yeux. Le nain s’avéra le plus fort, puisque son nez, long et pointu, aplatit celui de Harkle contre l’une de ses joues. Les yeux de Bruenor ne cillèrent pas et il répéta lentement sa question en détachant distinctement chaque mot, de façon à exiger une réponse.

— Quelle chambre ?

— Porte verte, derrière la rampe de l’escalier, déglutit Harkle.

Bruenor lança au magicien un clin d’œil amical et le relâcha. Puis, il se tourna sur sa droite vers Catti-Brie et répondit à son sourire amusé par un énergique hochement de la tête avant de filer dans le couloir.

— Oh ! Il ne devrait pas déranger Dame Alustriel à cette heure tardive ! protesta Harkle.

Catti-Brie ne put s’empêcher de rire.

— Arrêtez-le vous-même, alors !

Harkle prêta l’oreille aux lourds bruits de pas du nain qui résonnaient dans le manoir ; les pieds nus de celui-ci s’abattaient sur le plancher comme des pierres.

— Non, répondit le magicien en déclinant sa proposition, lui aussi tout sourire. Je crois que je vais éviter.

Même brusquement réveillée au beau milieu de la nuit, Dame Alustriel n’en était pas moins magnifique, avec sa crinière argentée mystérieusement reliée à la douce lueur de la nuit. Bruenor se calma quand il la vit en se rappelant soudain le rang de la dame, et les manières qui lui étaient dues.

— Euh… J’vous d’mande pardon, ma Dame…, balbutia-t-il, soudain gêné par son comportement.

— Il est tard, bon roi Bruenor, lui répondit poliment Alustriel, avec un sourire amusé à la vue du nain uniquement vêtu de sa chemise de nuit et de son casque brisé. Quelle raison vous a donc conduit à ma porte à cette heure ?

— Avec tous ces événements, je n’savais même pas que vous étiez restée à Longueselle, expliqua le nain.

— Je serais venue vous voir avant de partir, dit Alustriel toujours aussi aimablement. Il n’était pas nécessaire de perturber votre sommeil – ni le mien.

— J’n’avais pas en tête des adieux. J’ai une faveur à vous demander.

— C’est urgent ?

Bruenor hocha énergiquement la tête.

— Un service que j’aurais dû vous demander dès notre arrivée ici.

Alustriel l’invita à entrer dans sa chambre et referma la porte derrière eux, comprenant qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse pour le nain.

— J’ai besoin d’un autre de ces chariots, dit Bruenor. Pour me conduire vers le sud.

— Vous comptez rattraper vos amis et les aider dans la recherche du halfelin, déduisit la Dame de Lunargent.

— Oui, je sais qu’ma place est là-bas.

— Mais je ne peux pas vous accompagner. J’ai un royaume à gouverner ; il ne serait pas convenable de ma part de voyager vers d’autres royaumes sans avoir prévenu quiconque.

— Je n’comptais pas vous demander de venir.

— Qui dirigerait l’attelage, dans ce cas ? Vous n’avez aucune expérience d’une telle magie.

Bruenor resta songeur durant quelques instants.

— Harkle m’y conduira ! lâcha-t-il.

Alustriel ne put dissimuler un sourire ironique en songeant aux risques de catastrophe. Harkle, comme beaucoup de Harpell, avait tendance à se blesser lorsqu’il jetait des sorts. Sachant pourtant qu’il lui serait impossible de faire changer le nain d’avis, la dame estima que son devoir était de lui exposer les points faibles de son plan.

— Portcalim se trouve très loin d’ici, lui dit-elle. Vous rendre là-bas grâce au chariot sera rapide mais le retour pourrait prendre des mois. Le véritable roi de Castelmithral ne devrait-il pas mener les armées rassemblées pour la conquête de son trône ?

— Il le fera… si c’est possible. Mais ma place est auprès de mes amis. Je leur dois au moins ça !

— Vous prenez un risque considérable.

— Pas plus que celui qu’ils ont pris pour moi… et à de nombreuses reprises.

Alustriel ouvrit la porte.

— Très bien, dit-elle. Je respecte votre décision. Vous serez un grand roi, Bruenor Marteaudeguerre. (Pour une des rares fois de sa vie, Bruenor rougit.) Maintenant, allez vous reposer, je vais essayer d’en apprendre plus cette nuit. Retrouvez-moi sur le versant sud de la colline Harpell avant le point du jour.

Bruenor acquiesça avec enthousiasme et retourna dans sa chambre. Et pour la première fois depuis son retour à Longueselle, il dormit en paix.

 

***

 

Les lueurs précédant l’aurore éclaircissaient le ciel quand Bruenor et Harkle retrouvèrent Alustriel à l’endroit convenu. Harkle avait accepté avec plaisir de se joindre au voyage ; il avait toujours rêvé de conduire l’un des célèbres chariots de Dame Alustriel. Il ne semblait pas à sa place à côté du nain chargé de son équipement de combat ; il portait sa robe de magicien – rentrée dans des cuissardes en cuir – et un curieux casque en argent orné d’ailes en fourrure duveteuse et d’une visière qui ne cessait de lui retomber devant les yeux.

Alustriel ne s’était pas recouchée cette nuit-là. Elle avait consulté la boule de cristal que les Harpell avaient mise à sa disposition, sondant les différents plans d’existence en quête d’indices sur l’endroit où se trouvaient les amis de Bruenor. Elle en avait beaucoup appris durant ce court laps de temps et avait même établi une connexion avec Morkai, le magicien mort, dans le monde des esprits, pour recueillir d’autres informations.

Ce qu’elle avait appris la troublait considérablement.

Elle tenait pour l’instant en main les composants magiques et attendait l’arrivée de l’aube, calmement tournée vers l’est. Quand les premiers rayons du soleil apparurent à l’horizon, elle s’en empara d’un geste ample et exécuta le sort. Quelques minutes plus tard, un chariot de flammes et deux chevaux embrasés se matérialisèrent sur la colline, suspendus de façon magique à quelques centimètres du sol. Les langues de feu émirent quelques fines colonnes de fumées qui s’élevèrent de l’herbe humide de rosée.

— En route pour Portcalim ! s’exclama Harkle en se précipitant vers l’attelage enchanté.

— Non, le reprit Alustriel, à qui Bruenor adressa un regard perplexe. Vos amis ne sont pas encore parvenus à l’empire des Sables. Ils sont en mer et affronteront aujourd’hui même un danger redoutable. Suivez donc la direction du sud-ouest, vers la mer, puis obliquez plein sud quand la côte sera en vue. (Elle tendit un médaillon en forme de cœur à Bruenor, que celui-ci ouvrit et dans lequel il découvrit le portrait de Drizzt Do’Urden.)

» Ce médaillon se réchauffera lorsque vous approcherez du vaisseau sur lequel se trouvent vos amis. Je l’ai créé il y a quelques semaines, afin d’être prévenue si votre groupe s’approchait de Lunargent, lors de votre retour de Castelmithral. (Elle esquiva le regard de Bruenor, consciente de la myriade de questions qui devaient traverser l’esprit du nain, avant d’ajouter, d’un ton calme, presque gênée :) J’aimerais qu’il me soit rendu.

Bruenor garda pour lui ses remarques narquoises. Il était au fait du lien grandissant qui existait entre Dame Alustriel et Drizzt. Il devenait de plus en plus évident jour après jour.

— Vous le retrouverez, promit-il en s’emparant de l’objet, qu’il serra dans son poing, avant de rejoindre Harkle.

— Ne vous attardez pas, leur intima Alustriel. Ils auront besoin de vous dès aujourd’hui !

— Attendez ! cria une voix sur la colline.

Tous trois se retournèrent et virent Catti-Brie, équipée pour l’expédition, avec Taulmaril, l’arc magique d’Anariel qu’elle avait récupéré dans les ruines de Castelmithral, accroché à son épaule. Elle courut jusqu’au chariot.

— Tu n’pensais pas partir comme ça ? dit-elle à Bruenor.

Celui-ci fut incapable de la regarder dans les yeux. Il avait en effet prévu de s’en aller sans un adieu à sa fille.

— Bah ! lâcha-t-il. Tu aurais tout fait pour m’en empêcher !

— Jamais d’la vie ! gronda Catti-Brie. J’pense que tu agis comme il faut. Mais tu agirais encore mieux si tu m’laissais une place ! (Bruenor secoua catégoriquement la tête.) J’en ai autant l’droit qu’toi !

— Bah ! ronchonna le nain. Drizzt et Ventre-à-Pattes sont mes meilleurs amis !

— Les miens aussi !

— Wulfgar est comme un fils pour moi ! répliqua Bruenor, pensant avoir ainsi remporté la partie.

— Il sera un peu plus que cela pour moi, insista Catti-Brie, s’il revient du Sud ! (La jeune femme n’eut pas besoin de rappeler à son père que c’était elle qui l’avait présenté à Drizzt, tant elle avait réduit à rien ses arguments.) Pousse-toi, Bruenor Marteaudeguerre, et fais place ! Je suis autant concernée qu’toi et j’ai bien l’intention d’venir !

— Qui s’occupera des armées ? objecta Bruenor.

— Les Harpell s’en chargeront. Ils ne se mettront pas en route vers le château avant notre retour, en tout cas pas avant le printemps.

— Mais si vous partez tous les deux et qu’aucun de vous ne revient…, intervint Harkle, avant de s’interrompre quelques secondes. Vous êtes les seuls à connaître le chemin.

Bruenor remarqua l’air penaud de sa fille et comprit à quel point elle désirait l’accompagner dans sa quête. Il savait également qu’elle en avait le droit, étant donné que cette poursuite dans le sud lui tenait autant à cœur que lui. Il réfléchit un moment, puis bascula soudain dans le camp de Catti-Brie.

— La Dame sait comment s’y rendre, dit-il en désignant Alustriel.

Celle-ci hocha la tête.

— C’est vrai. Je serais ravie d’indiquer la route aux armées mais le chariot ne peut transporter que deux passagers.

Le soupir que poussa Bruenor fut aussi pesant que celui de Catti-Brie. Ne pouvant rien faire, il se tourna vers elle.

— Il vaut mieux que tu restes, lui dit-il avec douceur. Je te les ramènerai.

Cependant, la jeune femme n’avait pas l’intention d’abandonner la partie aussi facilement.

— Quand les combats éclateront, ce qui se produira certainement, préféreras-tu avoir Harkle et ses sorts à tes côtés, ou bien moi et mon arc ?

Bruenor jeta un simple regard sur Harkle et entrevit immédiatement la logique du raisonnement de sa fille. Le magicien se tenait sur le chariot, rênes en main, et tentait désespérément d’empêcher la visière de son casque de retomber sur son front. Finalement, Harkle renonça et prit le parti de suffisamment pencher la tête en arrière pour voir devant lui sous la visière.

— Eh ! Tu en as perdu un morceau, lui dit Bruenor. C’est pour ça qu’elle ne tient pas !

Harkle se retourna et vit le nain désigner quelque chose au sol, à l’arrière du chariot. Il s’approcha tant bien que mal de lui et se baissa en essayant d’apercevoir ce dont parlait le nain.

Alors qu’il se penchait, le poids de son casque en argent – qui, en réalité, appartenait à un cousin dont le crâne était bien plus volumineux que le sien – le fit basculer en avant. Il s’étala de tout son long, la tête dans l’herbe. Dans le même temps, Bruenor hissa Catti-Brie dans le chariot, à côté de lui.

— Oh ! Quelle guigne ! gémit Harkle. J’aurais tant aimé partir !

— La Dame t’en fabriquera un autre, dit Bruenor pour le rassurer, tout en regardant Alustriel.

— Demain matin, concéda celle-ci, amusée par la scène, avant de revenir à Bruenor. Parviendrez-vous à diriger le chariot ?

— Aussi bien que lui, à mon avis ! déclara le nain en s’emparant des rênes flamboyantes. Accroche-toi, ma fille. Nous avons la moitié du monde à traverser !

Il fit claquer les rênes et l’attelage s’éleva dans le ciel matinal en dessinant un trait de feu dans la brume bleu-gris de l’aube.

Ils furent entraînés dans le vent quand ils mirent le cap vers l’ouest, alors que le chariot était la proie de violentes embardées d’un côté à l’autre et de haut en bas. Bruenor luttait avec toute son énergie afin de maintenir sa trajectoire, tandis que Catti-Brie consacrait la sienne à s’accrocher. Les côtés tremblaient et l’arrière plongeait et bondissait, si bien qu’ils effectuèrent même un tonneau, qui heureusement se déroula si vite que ni l’un ni l’autre n’eurent le temps d’être précipités dans le vide !

Quelques minutes plus tard, un nuage orageux isolé se présenta devant eux. Bruenor le vit mais Catti-Brie hurla tout de même pour le prévenir car le nain ne maîtrisait pas encore suffisamment les subtilités de conduite du chariot pour être en mesure d’infléchir leur route. Ils s’enfoncèrent donc dans les ténèbres, en laissant dans leur sillage une traînée de vapeur sifflante, puis ils surgirent en flèche au sommet du nuage.

C’est alors que Bruenor, le visage brillant d’humidité, prit la mesure des rênes. Il ajusta la trajectoire du chariot et se plaça de façon à avoir le soleil levant derrière son épaule droite. Catti-Brie, elle aussi, trouva son équilibre, bien que toujours fermement accrochée au rebord du chariot d’une main et à la lourde cape du nain de l’autre.

 

***

 

Le dragon d’argent roula paresseusement sur le dos et se laissa glisser dans les courants aériens, ses quatre pattes écartées et ses yeux endormis à demi fermés. Ce brave dragon adorait planer de bon matin et laisser le remue-ménage du monde loin en dessous de lui, profitant ainsi des rayons purs du soleil au-dessus des nuages.

Les yeux de cette merveilleuse créature s’écarquillèrent soudain quand elle vit un trait flamboyant en provenance de l’est se précipiter droit sur elle. Prenant ces flammes pour les signes avant-coureurs d’un maléfique dragon rouge, l’animal argenté plongea en piqué dans un nuage où il se stabilisa en vue de surprendre son agresseur. La fureur déserta toutefois son esprit quand il identifia l’étrange appareil ; un chariot de feu, duquel ne dépassaient que le curieux casque à une corne du cocher, qui semblait s’accrocher à l’avant de l’attelage, ainsi qu’une jeune humaine, derrière lui, dont les boucles auburn voletaient par-dessus les épaules.

Sa gigantesque gueule béante, le dragon d’argent regarda le chariot passer. Peu de chose piquait la curiosité de cette ancienne créature, qui avait déjà vécu tant d’années, mais elle envisagea sérieusement de suivre ce phénomène inhabituel.

La brise fraîche qui souffla à cet instant balaya cette idée de l’esprit du dragon.

— Ah ! Les peuples de la surface…, marmonna-t-il en roulant une nouvelle fois sur le dos, tout en secouant la tête d’incrédulité.

 

***

 

Catti-Brie et Bruenor n’aperçurent jamais le dragon. Leurs regards étaient rivés devant eux, où la mer immense se profilait déjà à l’horizon ouest, recouverte d’une épaisse brume matinale. Une demi-heure plus tard, les hautes tours d’Eauprofonde en vue au nord, ils quittèrent la côte des Épées et s’engagèrent au-dessus de l’eau. Bruenor, qui maîtrisait de mieux en mieux les rênes, orienta le chariot vers le sud et le fit descendre un peu plus bas.

Trop bas.

Tandis qu’ils plongeaient dans un voile gris de brouillard, ils entendirent le clapotement des vagues sous eux, puis le sifflement de la vapeur quand les embruns heurtèrent le chariot enflammé.

— Remonte ! cria Catti-Brie. T’es trop bas !

— Il faut voler bas ! haleta le nain, qui luttait avec les rênes.

Il tentait de masquer son incompétence mais prit bientôt conscience qu’ils se trouvaient en effet beaucoup trop près de la surface. Il se démena de toutes ses forces et réussit à relever le chariot de quelques dizaines de centimètres et à l’y maintenir.

— Voilà, se vanta-t-il. J’ai réussi à le faire filer droit et à basse altitude. (Il jeta un regard à sa fille par-dessus son épaule, avant d’insister devant son expression dubitative.) Il faut voler bas. Nous devons voir ce fichu navire pour le trouver !

Catti-Brie n’ajouta rien mais secoua la tête.

C’est alors qu’ils aperçurent un vaisseau. Pas le vaisseau mais tout de même un bâtiment, à peine une trentaine de mètres devant eux.

Catti-Brie hurla – Bruenor aussi – et le nain se jeta en arrière avec les rênes et relança le chariot vers le haut selon un angle aussi abrupt que possible. Le pont du navire défila en dessous d’eux… mais ses mâts s’élevaient encore plus haut !

Si les fantômes de tous les marins ayant trouvé la mort en mer avaient soudain surgi de leur tombe aquatique et voulu assouvir leur vengeance sur ce vaisseau, le visage de la vigie n’aurait pas manifesté une plus grande expression de terreur. Peut-être cet homme sauta-t-il de son perchoir ou, plus vraisemblablement, perdit-il l’équilibre, mais le résultat fut le même ; il évita le pont et plongea sans se blesser dans l’eau une seconde avant que le chariot frôle son poste de guet et brûle le haut du grand mât.

Catti-Brie et Bruenor reprirent leurs esprits et se retournèrent pour voir le mât, qui brûlait comme une bougie solitaire dans la brume.

— T’es trop bas, répéta Catti-Brie.

Le Joyau du Halfelin
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